Le moment ultime…

Il s’est écoulé plusieurs mois pendant lesquels je visitais Yvonne qui ne me reconnaissait toujours pas et m’appelait madame…
Je lui faisais une beauté en épilant ses poils au menton afin qu’elle se sente plus belle…
Ce mardi-là, en m’approchant de sa chambre je l’entends converser avec quelqu’un…
À ma grande surprise il n’y a personne dans la chambre et quand elle m’aperçoit elle sourit, m’invite à m’asseoir et me présente aux personnages de l’émission de T.V. qu’elle est en train d’écouter.
Je joue le jeu et fais semblant de répondre aux personnages puis elle décide de les renvoyer et ferme le téléviseur…
L’infirmière qui vient d’entrer lui apporte ses médicaments comme d’habitude…
Du revers de la main la malade balance les pilules au sol en injuriant la pauvre garde malade…
Je vois bien qu’elle est de plus en plus agressive.
Chose surprenante, elle dit de gros mots et jure comme un charretier.
Elle a pourtant eu une belle éducation et était très distinguée autrefois.
Il n’y a qu’un infirmier qui trouve grâce à ses yeux.
Il est beau comme un dieu et comme elle a toujours aimé les beaux hommes,
dès qu’il apparaît, elle est docile comme une soie…
Celui-ci a tellement le tour avec elle qu’elle ne le rabroue pas.
J’achète du beurre d’érable pour que les médicaments soient plus agréables à avaler, elle semble maintenant contente et ne fait plus de crises à l’arrivée de l’infirmière.

J’ai souvent des rencontres avec son médecin traitant qui me dit que son état se détériore rapidement et me demande d’être disponible au cas où on m’appellerait d’urgence pour l’assister à ses derniers moments.
Je demande à l’aumônier de lui administrer le sacrement des malades.

Puis je continue à la visiter 2 fois par semaine sans qu’il puisse y avoir de conversation entre elle et moi…
Toutefois elle parlait seule et disait des choses comme « Faut s’aimer » ou « Faut se parler » qu’elle répétait sans interruption.
Soudain, j’ai comme un éclair et je me dis : On dirait que ces paroles sont tirées d’une chanson…
Arrivée chez-moi, je tape ces mots dans « Google » et après plusieurs recherches je trouve les paroles de la chanson « Vivre en amour »
dont l’auteur est un charmant canadien du nom de Luc Cousineau.
Puis, je trouve la musique et l’enregistre sur un CD mais comme je n’ai pas de lecteur de CD portatif et qu’elle est très sourde, je copie le CD sur une cassette qui pourra être jouée à partir de mon « Walkman ».
Je fais plusieurs copies des paroles pour le personnel soignant et je pars pour le centre d’hébergement en espérant qu’elle en soit heureuse.
À mon arrivée, je parle de ma découverte à l’infirmière qui me dit avoir des doutes concernant son audition de la cassette vu sa grande surdité…
J’installe les écouteurs sur les oreilles d’Yvonne en croisant les doigts pour que ça fonctionne puis je mets le contact…
C’est comme assister à un miracle…
La malade sourit !!!
Son sourire dure aussi longtemps que dure la chanson.
Je laisse les copies de la chanson sur sa table de chevet en me retirant
le cœur content.
Plus tard on me dit que dès qu’elle commence à s’agiter une préposée lui installe les écouteurs alors elle se calme, puis s’endort doucement…
Parfois, c’est moi qui lui chante la chanson à l’oreille et elle me regarde en souriant.
Plusieurs semaines s’écoulent et à chaque visite je vois bien qu’elle maigrit à vue d’œil…
J’allais plus souvent la voir afin qu’elle ne manque de rien et un soir elle m’a regardée d’une curieuse de façon et a dit : « Gaby, tu es toujours là quand on a besoin de toi » je me suis approchée mais elle était déjà ailleurs…
Étrange n’est-ce pas?
La nuit suivante vers 5 heures du matin, on m’a téléphoné de l’hôpital pour me dire qu’elle présentait les symptômes de fin de vie…
J’y suis allée en toute vitesse...
À mon arrivée l’infirmière m’a expliqué que ses jambes avaient commencé à changer de couleur et que la teinte bleutée monterait graduellement sur tout son corps vers la tête (un indice de manque d’oxygène) puis ce serait la fin.
Je me suis assise près du lit, elle n’était plus attachée, j’ai pris sa main dans la mienne, j’ai dit le chapelet, puis je lui ai chanté sa chanson…
Quelques heures après elle est partie vers un monde meilleur
à l’âge de 101 ans…
Je lui ai fermé les yeux et suis repartie tristement pour la dernière fois…

Les dispositions furent prises afin qu’elle soit incinérée et enterrée dans le cimetière de son village natal selon sa volonté…

Votre amie qui vous reviendra bientôt…



PS : À vous qui devez assister un être cher atteint de démence, soyez patient et soyez présent même si c’est difficile parfois…
Selon le médecin, il dit que le malade sent notre présence…
Aussi cela vous permet de surveiller la qualité des soins qui lui sont prodigués…