L’aveugle
Dans mon temps…
Pourtant, il ne me semble pas si loin ce temps où …
Nous sommes dans les années 40 et mes parents me
payaient des leçons de piano pour la modique somme
de $2.00 la leçon, mais à l’époque de la « Crise »
c’était bien payé. Les leçons étaient données par un
monsieur atteint de cécité que j’aimais bien et qui
me devinait, même quand je n’utilisais pas le bon
doigté.
Je l’entends encore me dire de sa voix douce, tu
triches…
Je suis aveugle… mais j’entends très bien la
position de tes mains.
J’avais alors 8 ans et j’étais tellement
impressionnée…
Puis, il disait, le cours est terminé en tâtant les
aiguilles de sa vieille horloge
sans vitre et quand je lui remettais un billet de
$5.00 dollars pour le payer, il me disait vas voir
ma femme pour qu’elle te remette $3.00 car tu m’en
as trop donné…J’étais abasourdie et il devait le
sentir car il m’avait expliqué qu’à palper l’argent
il savait la valeur du billet…
C’est peut-être différent maintenant, mais nous
sommes dans les années 40
Je l’ai vu de mes yeux monter en courant, l’escalier
qui conduisait au jubé de l’église où il touchait
l’orgue, comment pouvait-il monter aussi rapidement
sans trébucher…
J’avais peur pour lui, mais dès les premières notes
on pouvait sentir l’émotion qui l’habitait et on
oubliait son handicap.
Puis un jour, après le décès de mon père qui a
succombé à la tuberculose, les leçons ont cessées à
mon plus grand regret, mais ainsi va la vie et il
fallait donner priorité à l’essentiel.
Je n’ai jamais oublié ce professeur hors pair qui a
su m’inculquer le goût de la musique.
Beaucoup plus tard, alors que je demeurais à
Montréal, il m’arrivait en prenant le métro
d’accompagner un aveugle qui, lui aussi se rendait à
son travail…Il m’avait expliqué que je devais lui
tendre le bras pour qu’il sente les mouvements de
mon corps quand on devait monter ou descendre un
trottoir ou une marche.
Il travaillait à l’hôpital Royal Victoria au
département de radiologie et comme il sentait mon
étonnement, il me dit, « Vous savez, pour développer
des films, il faut être dans une chambre noire »
Évidemment, maintenant, tout est fait avec des
méthodes modernes, mais à cette époque, ça lui
permettait de gagner sa vie et de ne pas être à la
charge de la société.
Quel courage, je voyais son épouse aller le
reconduire au coin de la rue pour qu’il prenne
l’autobus le matin et une fois embarqué, il y avait
toujours quelqu’un pour l’accompagner lors des
transferts et au retour, l’inverse se produisait,
Au retour, son épouse l’accueillait à l’arrivée de
l’autobus.
Il arrivait que je prenne l’autobus et qu’il soit
déjà assis et jasait avec quelqu’un, je ne parlais
pas et comme je devais rester debout dans cet
autobus bondé, je m’accrochais à la ganse qui
pendait du plafond pour garder mon équilibre en
attendant d’arriver au Métro. Mais il s’arrêtait
soudain de parler et me disait tiens vous êtes là?
Comment avez-vous deviné? Votre parfum, si discret
soit-il, vous a trahie et il souriait content de
m’avoir confondue…
Quand il a pris sa retraite, il m’arrivait de le
rencontrer à l’épicerie avec son épouse qui me
faisait la jasette et puis un jour, j’ai vu sa photo
dans la section « Nécrologie » du journal, je l’ai
reconnu à cause de la photo mais comme j’ignorais
son nom, je n’aurais jamais su qu’il était décédé si
je n’avais consulté le journal ce jour-là.
J’ai toujours été fascinée et intriguée par les gens
atteints de cécité et c’est pourquoi, il y a
longtemps que j’ai fait les arrangements pour le don
de mes yeux, je dis depuis longtemps car au début
c’est tout ce qu’on pouvait donner… mais j’ai
maintenant, j’ai changé mes papiers puisqu’on peut
donner tous les organes qui peuvent servir à
redonner espoir aux gens éprouvés par la maladie qui
sont sur une liste d’attente pour une greffe qui
redonnera un sens à leur vie à condition que l’on
trouve un « Donneur » avant qu’il ne soit trop tard…
Et vous, y avez-vous songé?
Votre amie …
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