Le Rendez-vous
 

Rachel était issue d’une famille à l’aise et sa mère surveillait sévèrement ses fréquentations car malgré ses 16 ans, elle en paraissait facilement 20.
Durant les années 1940-50, la majorité était reconnue à l’âge de 21 ans révolus.
Ainsi devait-elle se soumettre aux exigences de sa mère.
Elle allait patiner 7 soirs par semaine. C’était à peu près la seule distraction permise à son âge.
Quel danger pouvait-il y avoir à patiner en couple sur la patinoire ?
Il arrivait parfois que sa mère se laisse attendrir et lui permette une sortie au cinéma mais les occasions se faisaient rares.
Elle n’avait pas de copain sauf ceux qui patinaient avec elle. Et il est vrai qu’elle s’en tirait très bien malgré le manque de professeur dans le domaine du patinage artistique.

Un jour son amie Hélène lui téléphone pour lui demander si elle accepterait une « blind date » avec Robert, l’ami de son frère Jérôme.
Elle avait peur que sa mère refuse, mais en même temps elle n’était pas particulièrement enchantée de faire cette sortie ne sachant pas de quoi il avait l’air. Hélène lui assura qu’il était de bonne famille et que si elle n’acceptait pas, elle-même ne pourrait pas rencontrer son propre copain Denis, étant elle aussi étroitement surveillée.
Rachel en parla à sa mère qui se laissa difficilement fléchir, et il fut entendu que ce nouveau jeune homme viendrait la chercher à la maison samedi soir à 20 heures afin qu’elle puisse faire sa connaissance ...Elle se méfiait de ces rencontres avec un parfait inconnu.
Les filles étaient excitées à la pensée de pouvoir aller enfin à une soirée dansante. Chacune faisait des rêves extravagants. Chacune se voyait dansant un « slow » sur une chanson en vogue, avec l’espoir que le garçon l’enlacerait et la tiendrait étroitement serrée contre lui dans une danse lascive comme on le voyait dans les films américains.
Elles espéraient surtout que les garçons seraient de bons danseurs et les rêves le plus fous germaient dans leurs jeunes têtes.
Hélène lui décrivait le jeune homme comme étant un grand blond aux cheveux ondulés et aux yeux bleus comme les eaux d’un lac paisible.
« Il était d’une telle douceur, disait-elle, que tu ne pourrais faire autrement que l’aimer ...enfin je veux dire qu’il te plaira ».

Rachel croyait qu’elle ne ferait certainement pas l’affaire et passa l’après midi à se laver les cheveux, se friser et à se préparer en se disant qu’elle mettrait sa robe à la dernière minute pour ne pas la froisser.
Après souper, elle aida sa mère à faire la vaisselle.
Et puis elle attendit son arrivée en faisant le jeu de patience.
Elle regardait l’horloge à tout instant. Elle se disait qu’elle devait être en retard car il lui semblait que les aiguilles n’avançaient pas.
Enfin 19 heures 50 ...Il n’allait plus tarder.
Puis 19h 55 …Elle commençait à se sentir mal à l’aise…
Enfin 20heures ...Il va arriver !!!
Mais il n’arrive pas …
Elle regarde sa mère avec des yeux affolés et demande :
« Qu’elle heure as-tu à ta montre ? 20 heures 05 dit-elle »
Puis à 20h 10 le téléphone sonne.
« Si c’est lui, dis-lui que je suis partie. Je ne veux pas lui parler. Il n’a aucune excuse »
Elle entend sa mère dire :
« Hélène ? Mais que faites-vous ? On vous attend… »
« Quoi ? Quoi ? Je vous la passe … »

Et tout se précipite. Tout va trop vite. Sa mère pleure et elle entend à peine sa copine qui gémit dans l’appareil :
« Nous n’irons pas, il y a eu un terrible accident de chasse et Robert a reçu une balle. »
« Il est à l’hôpital ? »
« Non, tout est fini. Je suis tellement désolée. Je ne saurais te dire combien je suis effondrée. C’est Jérôme que l’a touché ! »
« C’était son meilleur «chum ! »
« Te rends-tu compte dans quel état sont les familles ? »
Rachel lui dit :
« J’arrive ! »
« Même s’il est tard je ne peux te laisser seule dans ta chambre comme ça »

Elles ont longuement pleuré et Rachel a soutenu son amie dans l’épreuve jusqu’à la fin.
Au cours de l’enquête des policiers, Jérôme a raconté qu’une fois les places choisies pour faire le guet on ne bougeait pas de là. C’était entendu comme ça depuis des années qu’ils allaient à la chasse ensemble.
Mais il ignore pour quelle raison Robert avait changé de place. C’est comme ça qu’il avait reçu cette balle accidentellement.
Il s’est précipité en l’entendant gémir et il a constaté qu’il avait été touché sérieusement au thorax.
Fou de douleur, ses forces décuplées, il a mis Robert sur son épaule et l’a porté en forêt durant des kilomètres mais il n’a pas réussi à arriver à temps au chemin où ils avaient garé l’auto.
Il avait rendu l’âme …
Il l’a conduit à l’hôpital, espérant un miracle mais hélas, tout était fini.

Rachel a voulu aller au salon funéraire pour offrir ses sympathies à la famille éprouvée, et aussi prier pour celui dont les yeux se sont fermés avant même de la connaître.
Elle a été profondément émue par ce beau jeune homme qui avait l’air de dormir paisiblement.
Deux larmes ont coulé sur ses joues. Elle ne savait pas trop pourquoi puisqu’elle ne le connaissait pas, et sa mère qui l’accompagnait n’a rien trouvé à dire pour la consoler.
Après les funérailles, le cercueil a été porté en terre par ses compagnons de classes.
Jérôme a traîné sa peine durant de longs mois puis il a présenté sa candidature à l’école de la police provinciale où il a fait carrière auprès des jeunes en difficulté.

Rachel a continué ses études et a finalement opté pour la profession d’infirmière.
Elle a dû déménager pour parvenir à ses fins, et elle a décroché tous ses diplômes avec haute distinction.
On lui offrit un poste dans l’ouest canadien où elle a épousé un chirurgien quelques années plus tard.

J’ai eu l’occasion de la revoir 55 ans après le drame.
J’ai pu constater qu’elle était heureuse avec son mari et qu’ils voyageaient beaucoup depuis qu’ils sont tous les deux à la retraite.

Les prénoms de ce récit ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes qui ont survécu à ce terrible drame …

Votre amie…



Qui vous dit à bientôt pour de nouveaux récits …