Les bagues

Fin novembre 1943, la jeune Manon apprend que son père est malade.
Elle ignore la gravité de cette maladie qui le fait dépérir à vue d’œil.
De plus, elle voit sa mère qui, après chaque repas ébouillante les ustensiles du malade…
Elle comprend mal que sa maman lui interdise de s’approcher du lit pour éviter la contagion…
Mot mystérieux qui résonne comme un glas à ses oreilles.

Elle voudrait tellement avoir soin de lui.

Son père possède une montre unique qui n’a pas de remontoir car elle fonctionne seulement par les mouvements du bras…
Elle vaut sans doute une petite fortune.

Comme il est constamment alité elle s’arrête parfois de sorte qu’il faut l’agiter doucement afin qu’elle se remette en marche.

La petite s’imagine que si la montre vient à s’arrêter, le cœur de son papa va cesser de battre alors elle se glisse furtivement dans la chambre, enlève la montre du poignet de son père et s’assoit sagement dans un fauteuil tout en agitant le précieux bijou durant de longues minutes…
Parfois elle en écoute le tic tac puis reprend consciencieusement son travail…


Le père la regarde tendrement mais parle peu car cela
le fatigue et déclenche une toux qui lui fait cracher du sang dans son mouchoir blanc…
Cela effraie la petite qui lui remet bien vite la montre et va se réfugier auprès de sa mère…

Puis, voilà que la saison des fêtes s’annonce…
Triste période quand on a un grand malade à la maison…
Les plus vieux des enfants décorent quand même la cheminée car il y a une différence d’âge de cinq, sept et dix ans entre Manon et ses aînés…
Celle-ci est donc considérée comme le bébé de la famille.

À l’approche de Noël, les parents s’enferment dans la chambre afin de discuter des cadeaux que la mère ne peut aller acheter étant donné l’état du père et ils décident de donner une enveloppe contenant une carte de souhaits et de l’argent à chaque enfant pour qu’il puisse acheter ce qui lui plait…

Le grand jour venu, on distribue les enveloppes en commençant par le plus vieux et Manon attendait son tour avec impatience…

Gaston le plus âgé ouvre son enveloppe qui contient un billet de $10.00 ce qui était énorme à ce moment là…
Puis Pierrette et Monique reçoivent le même montant
Manon rêve déjà des patins qu’elle s’achètera…
Mais quand vient son tour, son enveloppe contient un billet de $2.00 seulement…

Elle remercie, tourne les talons, grimpe l’escalier en vitesse pour aller se réfugier au petit coin et cacher les larmes qui perlent à ses yeux.
Après les fêtes, elle va d’un magasin à l’autre pour trouver des patins en solde sans succès…
Elle revient toujours bredouille puisqu’elle n’a pas assez d’argent…

Souvenez vous qu’un cœur d’enfant est tellement fragile…

Quand le papa s’éteint en février, les vautours font leur apparition.
Mais le testament est fait de telle sorte que personne ne peut y trouver de faille.

La sœur du défunt ose demander
« Où est la montre de Joseph? »

La mère répond calmement :
« En sécurité, elle ira à mon fils selon la volonté de son père »

Il fait une telle tempête en ce mois de février que l’on voit à peine le corbillard sur la photo parue dans le journal local…

Malheureusement, la petite Manon ayant contracté la terrible maladie, sa mère doit la retirer de l’école…

Manon doit subir un examen des poumons chaque mois mais jamais le médecin ne prononce le mot tuberculose afin de ne pas lui faire peur…
Il dit seulement qu’elle a une ombre aux poumons…

Avec la venue de la pénicilline, beaucoup de repos et une nourriture saine, tous les espoirs sont permis…
En effet elle guérit rapidement et peut retourner à l’école au mois de septembre suivant…
Elle travaille d’arrache pied et peut reprendre le temps perdu pour rattraper ses compagnes…

Sa mère, en examinant les choses personnelles de son époux découvre des médailles d’or gagnées au cours de ses études…
Elle demande à un bijoutier de les faire fondre et de faire des bagues afin que ses trois filles aient un souvenir de leur papa…

Il peut en faire deux seulement et grave les initiales de chacune des plus âgées...

Malheureusement il n’y avait pas assez d’or pour la plus jeune et elle en éprouve une peine immense mais ne dit rien…
Elle garde ce chagrin au fond de son cœur en rêvant du jour où elle aurait les moyens de s’acheter une bague en or et d’y faire graver ses initiales.
On ne parle plus de l’incident mais quand Manon voit les bagues de ses sœurs elle a un petit pincement au cœur…
Elle n’est pas jalouse mais elle les trouve tellement chanceuses de posséder un tel trésor.

Les années passent…
Les études se poursuivent…
Manon traverse l’adolescence…
Puis c’est le premier emploi…

Quand elle reçoit sa première paye, elle visite quelques bijoutiers jusqu’à ce qu’elle voit « La Bague convoitée »
Elle demande à la voir de près puis la passe à son doigt…
Elle trouve le prix exorbitant mais elle la veut.
Manon donne un acompte de $5.00 dollars et revient fidèlement chaque semaine donner le même montant jusqu’à ce que le tout soit payé.
En ce jour tant attendu, elle a la sensation que son père l’approuve et elle sort fièrement de la bijouterie la tête haute…
Tiens…Il ne pleut plus…
Elle aperçoit un arc-en-ciel qu’elle accueille comme un clin d’œil de son papa…
Elle lève la main et dit fièrement
« Tiens papa, Mission accomplie… »

Elle la porte durant 2 ans sans même l’ôter pour prendre son bain…
Puis, une magnifique bague de fiançailles vient prendre sa place et la bague va se reposer dans le coffre à bijou…
Chaque fois qu’elle l’ouvre, elle sourit en pensant à tout le chemin parcouru depuis...

Plus tard, beaucoup plus tard alors qu’elle rend visite à sa mère, celle-ci lui donne son jonc de mariage…
Il ne me fait plus dit-elle, j’ai tellement pris de poids et ainsi tu auras un souvenir de ton père et de moi…
Si tu regardes à l’intérieur du jonc la date de notre mariage et nos initiales y sont gravées…
Elle la prend dans ses bras et essuie les larmes qui coulent sur ses joues si peu ridées pour son grand âge…
Elle caresse sa peau satinée et ce souvenir demeure ancré dans son cœur pour toujours…
Sa maman est décédée 2 mois plus tard

Après tant d’années Manon n’a qu’à fermer les yeux pour sentir le contact de cette dernière étreinte…

Votre amie

Qui vous reviendra avec d’autres faits vécus dans peu de temps…

Merci Papy de me céder généreusement cet espace…